« M. Franck Gaughner vous attend. Si vous voulez bien vous donnez la peine… » L’homme se fendait d’un sourire obséquieux et prétentieux. Il n’était pourtant qu’un homme de main, un entremetteur comme un autre qui se fourvoyait, tout goguenard qu’il était. Un sous-fifre restait un sous-fifre… quand bien même il était au service de l’homme le plus puissant du pays. Et il était encore à prouver que ce Gaughner était l’homme le plus puissant du pays !
Le Marquis de Carabas marqua une pause. S’il devait considérer ce sourire comme une insulte, s’il devait considérer l’automobile comme le centre du monde, alors oui… il se serait trompé. Comment un idiot pareil pouvait prétendre à l’insulter ? L’idée en elle-même était tellement étrange que le mercenaire se demanda même d’où elle pouvait lui venir.
L’Enfer Automobile portait bien son nom. La première chose qui marqua Carabas lorsqu’il pénétra dans l’enceinte du lieu, ce fut le bruit incessant et insupportable qui l’environnait. Bruit de moteur, de pneus crissant, de vrombissements, de cris et de sirènes, d’alarme et de taule… Un enfer sonique. Et un trou sans fin pour ce qui était de la consommation de carburant. Un mal pour un bien, pensa le marquis, j’aurais moins de mal à descendre le patron si je dois m’en occupé ici…
Cependant, d’après ce que lui avait apprit le Wild félin Spike Baret, le patron n’était là que pour la journée, exceptionnellement pour une raison qui échappait à tous ; et que Carabas allait tenter de percer à jour. En tant normal, le « dieu de l’automobile » comme on le surnommait se trouvait dans une grande maison dans les Côtes d’Armor… depuis qu’on avait tenté de l’assassiner chez lui _une petite voix avait cru bon de répéter à Carabas que le jeune Baret n’était pas étranger à l’incident. Tout cela pour le contrat de ce matou minable… tuer le boss, d’une manière qui paraisse ‘mort naturelle’ au possible ; trouver, voler et rectifier le testament pour assouvir le besoin de puissance du gamin avant de replacer le bout de papier à sa place ; le tout avant que la justice ne déterre l’affaire. Naturellement, Spike Baret était bien entouré et avait L’Homme de la situation pour ce qui était de ‘transformer’ la paperasse. Le mec qui allait se salir les mains, c’était le Marquis de Carabas, embauché pour l’occasion ! Un peu comme un champagne, toujours présent lors de grand évènement !
« Ah, Monsieur Carabas ! Je vous attendais justement ! » La voix était chevrotante et partait régulièrement dans les aigües. Désagréable, c’était le premier mot qui venait à l’esprit en pensant à cette voix. C’était également le deuxième mot que le marquis plaça sur cet homme… la cinquantaine bien passée, les cheveux lissés sur la tête, gras et couvrant les épaules de l’homme d’une couche de pellicules, les yeux torves et descendants, le ventre n’arrivant plus à rentrer dans ce pantalon démodé et cette chemise de goût douteux ; tel était, trônant fier et précieux, le « dieu de l’automobile »… M. Franck Gaughner !
En deux enjambées, le mercenaire avait parcouru le chemin qui le séparait du grand bureau en bois précieux du directeur, qui, après s’être rapidement essuyer les mains, lui en tendit une en signe de bienvenue. Evitant de regarder de trop près, Carabas la serra rapidement et pendant que son interlocuteur lui proposait un siège, essuya sa main ni vu ni connu. Puis, Gaughner proposa un cigare en avançant le pourquoi du rendez-vous : « Voyez-vous, cher Monsieur, j’ai quelques petits problèmes d’ordre humain. Enfin, plutôt non-humain… si vous voyez ce que je veux dire. » Un rire nerveux remplaça la voix nasillarde, pendant que l’homme replaçait la boite à cigare à sa place sur un bureau trop grand pour le personnage qui l’utilisait. Le mercenaire coupa le bout d’un cigare pour le porter à sa bouche. Farfouillant dans une de ses nombreuses poches intérieures, le marquis s’empressa d’allumer cet amas de feuilles séchés avant qu’on ne lui propose un nouvel objet douteux pour l’hygiène.
« Précisez plus clairement, Monsieur Gaughner. Je ne saisis pas, et nous sommes tous les deux des personnes adultes, responsables, et surtout pressées. »
L’homme interpelé eu un sourire à moitié gêné, à moitié de circonstance.
« Naturellement… naturellement, M. Carabas. » A nouveau ce petit rire stressant. « Comme vous le savez probablement, j’ai ma propre écurie que je fais courir sur mes circuits. Mes pilotes sont les meilleurs, parce que j’en ai les moyens. » Il se retourna face à la grande baie vitrée qui surplombait le circuit principal de l’Enfer Automobile. « Celui qui me rapporte le plus, mon jeune et meilleur poulain, c’est Spike Baret. Un jeune blondinet présomptueux qui se trouve être un Wild. »
Franck Gaughner se retourna violemment et plaça ses deux mains sur son bureau, comme s’il voulait marquer le coup par son imposante stature (satyre bien peu crédible aux yeux d’un marquis qui commençait à se régaler). « Comprenez-moi bien, M. Carabas. Le gamin est talentueux, certes. Mais c’est un Wild. Il détériore l’image de mon écurie, de mon nom et par là même, de mon bébé ! » Avec le mot bébé venait s’ajouter un vaste mouvement de ses deux bras afin d’englober toute la machine qui tournait autour d’eux qu’était l’Enfer Automobile, ce petit bijou que le minou Baret voulait usurper.
Quelle adorable coïncidence, pensa avec amusement le marquis. J’ai été payé pour tuer ce gros monsieur ; celui là même qui va me demander de supprimer mon premier client. Ce qui allait arranger sa première affaire somme toute. Car pour autant qu’il était un mercenaire sans scrupule, le Marquis de Carabas n’était pas sans foi ni loi. Il n’acceptait jamais de contrat qui visait le commanditaire d’un contrat qu’il avait en cours. Mais cela, M. Gaughner n’était pas obligé de le savoir… Et une fois son contrat effectué, l’heureux chaton n’aurait plus rien à craindre du mercenaire. Pas de commanditaire, pas de contrat. Quel heureux homme, ce Baret !
« Mais ce n’est pas tout. Certaines rumeurs insistantes voudraient que ce soit lui qui ait tenté de me tuer… Le connaissant, je ne trouve pas cela trop extravagant comme possibilité. » S’enchâssant pratiquement dans son fauteuil, le directeur de l’Enfer Automobile finit avec un air tragique, presque gêné : « C’est pourquoi je vous demande de le… de le liquider. » Apparemment soulagé d’un énorme poids, Franck Gaughner regarda autour de lui comme s’il voulait s’assurer que personne n’avait pu entendre ce qu’il venait de dire. Un peu rassuré par le fait qu’ils étaient naturellement que deux dans la pièce, il sembla s’affaisser comme une sorte de soufflé qui aurait trop cuit. Il ne lui manquait plus que l’avis du tueur à engager ; et son prix.
Tirant une nouvelle bouffée de son cigare haut-de-gamme, le Marquis de Carabas profita quelques minutes de sa position de maître. Tout serait tellement plus facile ! « Un jeune présomptueux de moins dans cette jungle impitoyable, n’est-ce pas ? Vous ferez une belle affaire. J’ai cru comprendre que vous aviez quelque peu peur de ses ambitions également ? » Naturellement, Carabas était toujours bien renseigné… mais il ne pouvait l’être plus dans l’histoire ! Tellement plus facile… Il sourit intérieurement. « N’ajoutez rien, nous avons tous nos raisons et je n’ai pas besoin d’en savoir d’avantage. Avant d’accepter, j’espère que vos amis m’ayant conseillé vous ont parlé de mes tarifs… » Il eut un sourire entendu qui fut intercepté par le boss qui acquiesça en déglutissant. « Bien. » Le mercenaire rejeta de nouveau un nuage de fumée. « Alors pour ce genre de contrat, je demande toujours un acompte. La moitié suffira, l’autre après le boulot achevé. Je veux également qu’on se voit plusieurs fois afin d’établir un profil précis de ma cible ; cela me permet également de vous tenir informé de mes avancées. Naturellement, n’attendez pas que cela soit fait du jour au lendemain… vous n’êtes pas le seul à s’acheter mes services, et je tâche de contenter tout le monde en étant le plus discret et le plus méticuleux possible. Une bavure serait fâcheux pour tout le monde. » En dehors, on pouvait entendre les vrombissements de plusieurs bolides. Et l’on pouvait sentir le sol vibrer quand un moteur hurlait près de la pièce où les deux hommes se trouvaient, laissant des vitres tremblantes après son passage. « Je demande 30.000 aujourd’hui, et 30.000 à la fin du contrat. Je prends de grands risques puisque c’est une personne relativement connue. Je vais devoir établir une marche à suivre afin de…
- Ça ira, M. Carabas. Je vous fais totalement confiance, mais épargnez-moi les détails folkloriques, je vous en conjure. » Le marquis sourit narquoisement pendant que Gaughner sortait son chéquier. C’était un ‘pied-tendre’ comme on disait au-delà des océans. Et avec cela, le mercenaire avait les mains encore plus libres. Il tenait son homme. Et se faisait une somme rondelette pour quelques rendez-vous arrangés. Signant le chèque rapidement, le patron de l’Enfer Automobile signait sa propre mort. Un sursis en puissance, sans qu’il n’en ait jamais connaissance. Sa pauvre vie reposait à présent dans les grandes mains du Carabas. Se levant tranquillement de son siège, écrasant le reste de son cigare, ce-dernier empocha le morceau de papier, piocha nonchalamment dans la boite à (très bon) cigare et passa le pas de la porte sans se retourner, sans autres mots que : « Je vous contacterais pour un premier rendez-vous. Ne vous inquiétez pas, je me déplacerais jusqu’à votre retraite en Côte d’Armor. » Gaughner déglutit pour la deuxième fois. Cet homme était pire que le mal… et il était persuadé ne jamais lui avoir parlé de sa petite maison au creux de ce pays…